Post by Oncle FetideBonjour,
Je lis pour "bienvenue" sur une affiche multilingue
commerciale : "καλός ήλθατε"
J'ai vu pire sur les murs de supermarchés en Belgique.
Manifestement, le type qui compose ne connaît pas le
grec, il cherche les caractères comme il peut, personne
ne relit, etc.
Enfin bon. C'est l'adverbe καλῶς et pas l'adjectif
au nominatif masculin singulier, bien entendu.
Littéralement, «vous êtes bien venus». D'ailleurs
c'est très probablement, en grec, une expression
directement calquée du français. La français a eu
un succès énorme en Grèce au XIXe et pendant une
bonne part du XXe siècle. Langue des bonnes manières,
de la diplomatie, des arts, le français était la
langue étrangère qu'on apprenait dans les familles
cultivées. Et il en reste des traces fantastiques
(tout le vocabulaire des techniques nouvelles remontant
à cette époque, comme l'automobile, et tout ce qui
touche, précisément, aux bonnes manières, par exemple).
L'exemple le plus frappant, c'est la formule de politesse
du type «Veuillez agréer, Monsieur..., l'expression de
mes salutations respectueuses». Le français est imbattable
avec ces trucs-là, bien entendu, et le grec les a repris
avec un génie aussi magnifique que suranné («παρακαλῶ
δεχθῆτε... τὴν ἔκφρασιν...)».
Vous entendrez et vous lirez tant ήρθατε que ήλθατε.
L'aoriste courant de ἔρχομαι est ήρθα, mais tout le
monde sait qu'en grec ancien c'était un lambda (et
une part non négligeable de la population sait qu'en
plus, c'était un aoriste en -ον devenu aoriste en
alpha par facilité).
Il s'ensuit qu'on recourt volontiers à la forme
rappelant le grec ancien, parce qu'elle est ressentie
comme telle. Et quand on accueille les gens, on
veut le faire bien. Employer le lambda, ça marque
le souci de celui qui accueille vis-à-vis de son
hôte. Cela va même plus loin. Cela se fait avec
un sourire. Il y a une espèce de complicité, quand
les gens se connaissent: quelque chose comme «j'emploie
la forme ancienne, tu le sais, moi aussi. Je ne le fais
pas parce que je veux faire chic ou pédant, je le fais
par référence à notre culture et parce ce que je veux
t'accueillir de mon mieux». Il y a une complicité aussi
quand les gens ne se connaissent pas. Ça ne fait
normalement pas guindé, ça fait soucieux d'un accueil
digne de l'hospitalité grecque traditionnelle.
L'usage de la langue «puriste» à des fins politiques
a (heureusement) disparu en Grèce, mais les Grecs sont
conscients de l'histoire de leur langue. Même ceux qui
n'ont que très peu d'éducation connaissent un certain
nombre de formes anciennes et jouent avec cela.
Il y a deux phénomènes très amusants avec les niveaux
de langue en Grèce, et qui sont peut-être plus
frappants pour les étrangers pratiquant le grec
que pour les Grecs eux-mêmes (à condition que ce
soient des étrangers ayant connaissance du grec
ancien).
Si vous demandez aux gens de la télé si on utilise
encore des formes anciennes, voire «puristes», ils
vous diront probablement que non, mais écoutez bien
le journal télévisé, surtout quand ça dramatise. Un
drame qui émeut tout le monde ou une discussion
politique, par exemple.
Et le second phénomène, c'est que moins les gens
sont cultivés, plus ils tendent à recourir aux
formes anciennes pour rendre leurs propos plus
forts ou plus solennels. Typiquement, ayez une
discussion avec des agriculteurs dans un village
perdu sur, par exemple, la situation économique,
sociale et politique du monde rural et vous allez
entendre sortir les nominatifs en «ις» et les
génitifs en «εως» comme au temps de Platon.
Lancez le débat politique et vous allez voir venir
ἡ ἀπόφασις τῆς κυβερνήσεως à la place de η απόφαση
της κυβέρνησης. Si on parle de la défense d'un club
de foot, ce sera probablement «της άμυνας» mais si
c'est la défense nationale, vous avez une chance
d'entendre revenir, du fin fond des siècles, le
délicieux génitif «τῆς ἀμύνης». Tout simplement parce
que le propos est sérieux, qu'il faut de la majesté
et qu'on ne rigole pas avec ça.
Et vous pouvez entendre ça dans la bouche d'un type
qui n'a pas fait l'école secondaire, surtout pas dans
l'enseignement général et encore moins dans la section
littéraire. Je serais même tenté de penser que le
recours à la forme ancienne est d'autant plus probable
que le niveau culturel du locuteur n'est pas élevé.
Ne surtout pas croire que le recours aux formes
anciennes serait le fait de conservateurs
nostalgiques de la dictature des colonels: ça
sort aussi, et tout aussi facilement, chez les
purs militants communistes.
Cela dit, le cas de «καλώς ήλθατε» ne mérite pas
une analyse pareille: c'est juste une variante
connue de tous, avec une connotation que vous
devez décoder, interpréter vous-même. C'est tout
le plaisir de cette langue et de toutes les autres,
bien entendu: c'est un outil de communication plein
de subtilités et de richesses.