Anaxagore
2006-07-02 21:25:23 UTC
J'avais dit que j'allais argumenter un peu plus sur le génie d'Euripide,
chose promise, chose due.
Toutefois, loin de moi de dénier à Sénèque la part de latent qu'il
mérite : c'est un dramaturge exceptionnel et talentueux.
Je vais me contenter de comparer les débuts des deux pièces pour mettre
en évidence la profondeur d'Euripide.
Le souci de Sénèque, c'est le bien et le mal, et non les méandres de
l'âme, contrairement à Euripide; Ainsi, Médée dès les premiers vers,
chez Sénèque, ne songe qu'à la vengeance, et au déshonneur que lui fait
Jason.
D'ailleurs, ici, pas d'échanges entre de vieux serviteur, c'est Médée
qui introduit les événements.
Il n'y a rien, absolument rien sur le désordre de son esprit, et
d'ailleurs, Sénèque a-t-il seulement songé qu'il puisse y avoir du
désordre dans son esprit.
D'emblée, Médée se pose en magicienne, en femme maléfique qui invoque
les forces de la nuit :
«quosque Medeae magis fas est precari : noctis aeternae chaos...manes
impiosque dominum regni tristis et dominam...»
Oui, il y a une force dans cette invocation, et l'on comprend que ce
n'est pas une faible femme que Jason a ainsi provoqué, mais une sorcière
confirmée.
N'évoque-t-elle pas ensuite les sceleris ultrices deae aux cheveux
hérissés de vipères...
Je ne vais aps épiloguer, toute la tirade est une longue imprécation.
On peut imaginer, de surcroît, que le choeur qui rapplique en chantant
l'hyménée à venir ne risque pas de calmer sa rage, bien au contraire.
La nourrice est immédiatement complice : ne dit-elle pas : «ira quae
tegitur nocet ; professa perdunt odia vindictae locum.»
Une variante locale de "la vengeance est un plat qui se mange froid".
En fait, sa seule crainte, c'est que Médée n'ait pas les moyens de la
vengeance, d'où l'exhortation à fuire.
Ecoutons, maintenant la nourrice d'Euripide nous parler de sa maîtresse,
car c'est elle qui ouvre la pièce :
Μήδεια δ' ἡ δύστηνος ἠτιμασμένη
βοᾷ μὲν ὅρκους, ἀνακαλεῖ δὲ δεξιᾶς
πίστιν μεγίστην, καὶ θεοὺς μαρτύρεται
οἵας ἀμοιβῆς ἐξ Ἰάσονος κυρεῖ.
κεῖται δ' ἄσιτος, σῶμ' ὑφεῖσ' ἀλγηδόσιν,
25
τὸν πάντα συντήκουσα δακρύοις χρόνον
ἐπεὶ πρὸς ἀνδρὸς ᾔσθετ' ἠδικημένη,
οὔτ' ὄμμ' ἐπαίρουσ' οὔτ' ἀπαλλάσσουσα γῆς
πρόσωπον: ὡς δὲ πέτρος ἢ θαλάσσιος
κλύδων ἀκούει νουθετουμένη φίλων,
30
ἢν μή ποτε στρέψασα πάλλευκον δέρην
αὐτὴ πρὸς αὑτὴν πατέρ' ἀποιμώξῃ φίλον
καὶ γαῖαν οἴκους θ', οὓς προδοῦσ' ἀφίκετο
μετ' ἀνδρὸς ὅς σφε νῦν ἀτιμάσας+ ἔχει+.
Elle gît, incapable de se nourrir, son corps en proie à la souffrance :
κεῖται δ' ἄσιτος, σῶμ' ὑφεῖσ' ἀλγηδόσιν,
25
τὸν πάντα συντήκουσα δακρύοις χρόνον
ἐπεὶ πρὸς ἀνδρὸς ᾔσθετ' ἠδικημένη,
οὔτ' ὄμμ' ἐπαίρουσ' οὔτ' ἀπαλλάσσουσα γῆς
πρόσωπον: ὡς δὲ πέτρος ἢ θαλάσσιος
κλύδων ἀκούει νουθετουμένη φίλων,
30
ἢν μή ποτε στρέψασα πάλλευκον δέρην
αὐτὴ πρὸς αὑτὴν πατέρ' ἀποιμώξῃ φίλον
καὶ γαῖαν οἴκους θ', οὓς προδοῦσ' ἀφίκετο
μετ' ἀνδρὸς ὅς σφε νῦν ἀτιμάσας+ ἔχει+.
Oui, Euripide a certainement étudié avec un art consommé les souffrances
de l'âme humaine.
Et c'est une Médée humaine, très humaine qui est ainsi effondrée.
C'en est presqu'une description clinique de la dépression, tout
particulièrement de celle qui suit l'amour trompé ou perdu.
Et cette femme, toute simple, la nourrice, se psoe en observatrice : son
oeil extérieur *constate* l'état de sa maîtresse, navrée.
Ici, pas de longue tirade pour rappeler la filiation de Médée,
simplement des souhaits et des regrets de tout cela, quand elle voit
Médée, sa maîtresse chérie, complètement détruite.
Il y a une humanité formidable, dans cette péroraison de la nourrice
qu'à aucun moment Sénèque n'approche ni de près, ni de loin, tout
simplement parce qu'il n'y a probablement pas réfléchi, et que ce n'est
pas ce qui l'intéresse.
D'ailleurs, sans anticiper, chez Sénèque, la victime, ce n'est pas
Médée, c'est Jason.
Chez Euripide, tout l'état de Médée dit combien Médée aime Jason, et ,
quand nous serons au second épisode, la lâcheté, la petitesse et la
mesquinerie de Jason seront patentes.
Médée, c'est une femme amoureuse et blessée à mort qui se venge, et
cela, Euripide l'a compris, parce qu'il a compris à quel point la
passion peut détruire l'âme jusqu'à la corrompre et la déranger.
La nourrice a peur, car elle a compris , elle, que sa maîtresse perd la
raison , dévorée par sa passion : c'est bien pour cela qu'elle veut
mettre les enfants à l'abri :
Τροφός
ἴτ᾽, εὖ γὰρ ἔσται, δωμάτων ἔσω, τέκνα.
90σὺ δ᾽ ὡς μάλιστα τούσδ᾽ ἐρημώσας ἔχε
καὶ μὴ πέλαζε μητρὶ δυσθυμουμένῃ.
ἤδη γὰρ εἶδον ὄμμα νιν ταυρουμένην
τοῖσδ᾽, ὥς τι δρασείουσαν: οὐδὲ παύσεται
χόλου, σάφ᾽ οἶδα, πρὶν κατασκῆψαί τινι.
95ἐχθρούς γε μέντοι, μὴ φίλους, δράσειέ τι.
δωμάτων ἔσω, τέκνα, δωμάτων ἔσω, τέκνα, à l'intérieur de la maison, les
enfants, vite, vite...
Qu'elle est humaine, cette nourrice, qu'elle est soucieuse de ses
petits, comme si c'était ses poussins : rares moments d'humanité...
Eh, quoi ? Et vous voudirez la comparer à la nourrice de Sénèque ? elle,
la seule chose qui lui importe, c'est les risque que l'on court en se
vengeant. Le reste, bof...elle n'y pense pas.
Il y a une force, chez Euripide, une subtilité impressionnante, dans sa
saisie de l'âme humaine dans tous ses tours et ses détours, et ce sans
artifice, que je n'ai retrouvé chez nul autre si ce n'est chez le maître
Shakespeare.
Non vraiment, Sénèque a des qualités, les mêmes, d'ailleurs, que je
reconnais à Racine, mais il n'a pas la profondeur psychologique
d'Euripide, et finalement, ses personnages sont bien peu vraisemblables
: sa Médée trop monstrueuse, son Jason trop victime : ce sont des vues
de l'esprit, pas des êtres humains, et ceux-ci ne parlent qu'à notre
intellect, pas à nos sentiments...
Cordialement
Anaxagore
chose promise, chose due.
Toutefois, loin de moi de dénier à Sénèque la part de latent qu'il
mérite : c'est un dramaturge exceptionnel et talentueux.
Je vais me contenter de comparer les débuts des deux pièces pour mettre
en évidence la profondeur d'Euripide.
Le souci de Sénèque, c'est le bien et le mal, et non les méandres de
l'âme, contrairement à Euripide; Ainsi, Médée dès les premiers vers,
chez Sénèque, ne songe qu'à la vengeance, et au déshonneur que lui fait
Jason.
D'ailleurs, ici, pas d'échanges entre de vieux serviteur, c'est Médée
qui introduit les événements.
Il n'y a rien, absolument rien sur le désordre de son esprit, et
d'ailleurs, Sénèque a-t-il seulement songé qu'il puisse y avoir du
désordre dans son esprit.
D'emblée, Médée se pose en magicienne, en femme maléfique qui invoque
les forces de la nuit :
«quosque Medeae magis fas est precari : noctis aeternae chaos...manes
impiosque dominum regni tristis et dominam...»
Oui, il y a une force dans cette invocation, et l'on comprend que ce
n'est pas une faible femme que Jason a ainsi provoqué, mais une sorcière
confirmée.
N'évoque-t-elle pas ensuite les sceleris ultrices deae aux cheveux
hérissés de vipères...
Je ne vais aps épiloguer, toute la tirade est une longue imprécation.
On peut imaginer, de surcroît, que le choeur qui rapplique en chantant
l'hyménée à venir ne risque pas de calmer sa rage, bien au contraire.
La nourrice est immédiatement complice : ne dit-elle pas : «ira quae
tegitur nocet ; professa perdunt odia vindictae locum.»
Une variante locale de "la vengeance est un plat qui se mange froid".
En fait, sa seule crainte, c'est que Médée n'ait pas les moyens de la
vengeance, d'où l'exhortation à fuire.
Ecoutons, maintenant la nourrice d'Euripide nous parler de sa maîtresse,
car c'est elle qui ouvre la pièce :
Μήδεια δ' ἡ δύστηνος ἠτιμασμένη
βοᾷ μὲν ὅρκους, ἀνακαλεῖ δὲ δεξιᾶς
πίστιν μεγίστην, καὶ θεοὺς μαρτύρεται
οἵας ἀμοιβῆς ἐξ Ἰάσονος κυρεῖ.
κεῖται δ' ἄσιτος, σῶμ' ὑφεῖσ' ἀλγηδόσιν,
25
τὸν πάντα συντήκουσα δακρύοις χρόνον
ἐπεὶ πρὸς ἀνδρὸς ᾔσθετ' ἠδικημένη,
οὔτ' ὄμμ' ἐπαίρουσ' οὔτ' ἀπαλλάσσουσα γῆς
πρόσωπον: ὡς δὲ πέτρος ἢ θαλάσσιος
κλύδων ἀκούει νουθετουμένη φίλων,
30
ἢν μή ποτε στρέψασα πάλλευκον δέρην
αὐτὴ πρὸς αὑτὴν πατέρ' ἀποιμώξῃ φίλον
καὶ γαῖαν οἴκους θ', οὓς προδοῦσ' ἀφίκετο
μετ' ἀνδρὸς ὅς σφε νῦν ἀτιμάσας+ ἔχει+.
Elle gît, incapable de se nourrir, son corps en proie à la souffrance :
κεῖται δ' ἄσιτος, σῶμ' ὑφεῖσ' ἀλγηδόσιν,
25
τὸν πάντα συντήκουσα δακρύοις χρόνον
ἐπεὶ πρὸς ἀνδρὸς ᾔσθετ' ἠδικημένη,
οὔτ' ὄμμ' ἐπαίρουσ' οὔτ' ἀπαλλάσσουσα γῆς
πρόσωπον: ὡς δὲ πέτρος ἢ θαλάσσιος
κλύδων ἀκούει νουθετουμένη φίλων,
30
ἢν μή ποτε στρέψασα πάλλευκον δέρην
αὐτὴ πρὸς αὑτὴν πατέρ' ἀποιμώξῃ φίλον
καὶ γαῖαν οἴκους θ', οὓς προδοῦσ' ἀφίκετο
μετ' ἀνδρὸς ὅς σφε νῦν ἀτιμάσας+ ἔχει+.
Oui, Euripide a certainement étudié avec un art consommé les souffrances
de l'âme humaine.
Et c'est une Médée humaine, très humaine qui est ainsi effondrée.
C'en est presqu'une description clinique de la dépression, tout
particulièrement de celle qui suit l'amour trompé ou perdu.
Et cette femme, toute simple, la nourrice, se psoe en observatrice : son
oeil extérieur *constate* l'état de sa maîtresse, navrée.
Ici, pas de longue tirade pour rappeler la filiation de Médée,
simplement des souhaits et des regrets de tout cela, quand elle voit
Médée, sa maîtresse chérie, complètement détruite.
Il y a une humanité formidable, dans cette péroraison de la nourrice
qu'à aucun moment Sénèque n'approche ni de près, ni de loin, tout
simplement parce qu'il n'y a probablement pas réfléchi, et que ce n'est
pas ce qui l'intéresse.
D'ailleurs, sans anticiper, chez Sénèque, la victime, ce n'est pas
Médée, c'est Jason.
Chez Euripide, tout l'état de Médée dit combien Médée aime Jason, et ,
quand nous serons au second épisode, la lâcheté, la petitesse et la
mesquinerie de Jason seront patentes.
Médée, c'est une femme amoureuse et blessée à mort qui se venge, et
cela, Euripide l'a compris, parce qu'il a compris à quel point la
passion peut détruire l'âme jusqu'à la corrompre et la déranger.
La nourrice a peur, car elle a compris , elle, que sa maîtresse perd la
raison , dévorée par sa passion : c'est bien pour cela qu'elle veut
mettre les enfants à l'abri :
Τροφός
ἴτ᾽, εὖ γὰρ ἔσται, δωμάτων ἔσω, τέκνα.
90σὺ δ᾽ ὡς μάλιστα τούσδ᾽ ἐρημώσας ἔχε
καὶ μὴ πέλαζε μητρὶ δυσθυμουμένῃ.
ἤδη γὰρ εἶδον ὄμμα νιν ταυρουμένην
τοῖσδ᾽, ὥς τι δρασείουσαν: οὐδὲ παύσεται
χόλου, σάφ᾽ οἶδα, πρὶν κατασκῆψαί τινι.
95ἐχθρούς γε μέντοι, μὴ φίλους, δράσειέ τι.
δωμάτων ἔσω, τέκνα, δωμάτων ἔσω, τέκνα, à l'intérieur de la maison, les
enfants, vite, vite...
Qu'elle est humaine, cette nourrice, qu'elle est soucieuse de ses
petits, comme si c'était ses poussins : rares moments d'humanité...
Eh, quoi ? Et vous voudirez la comparer à la nourrice de Sénèque ? elle,
la seule chose qui lui importe, c'est les risque que l'on court en se
vengeant. Le reste, bof...elle n'y pense pas.
Il y a une force, chez Euripide, une subtilité impressionnante, dans sa
saisie de l'âme humaine dans tous ses tours et ses détours, et ce sans
artifice, que je n'ai retrouvé chez nul autre si ce n'est chez le maître
Shakespeare.
Non vraiment, Sénèque a des qualités, les mêmes, d'ailleurs, que je
reconnais à Racine, mais il n'a pas la profondeur psychologique
d'Euripide, et finalement, ses personnages sont bien peu vraisemblables
: sa Médée trop monstrueuse, son Jason trop victime : ce sont des vues
de l'esprit, pas des êtres humains, et ceux-ci ne parlent qu'à notre
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Cordialement
Anaxagore
--
Ce qui est visible ouvre nos regards sur l'invisible (Anaxagore XXIa )
http://www.portique.net/article.php3?id_article=56
Le Portique, un magazine consacré aux humanités classiques
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